Réflexions
Voici mes sources d'inspiration

Un chef avait perdu une de ses femmes. Quelque temps après, le fils d'une autre femme étant sorti au milieu de la nuit, un léopard l'attaqua, et lui saisit le pied, à la porte de la maison, au moment où il y rentrait en courant. L'enfant fut grièvement blessé, et sa mère poussa Matope (le chef) à recourir aux méthodes employées d'ordinaire pour découvrir la sorcellerie : le résultat en fut que la propre mère de Matope fut déclarée sorcière !
Nous en fûmes très fâchés pour cette pauvre femme. Elle vivait dans un autre village, séparé de celui de son fils par un cours d'eau... Elle aimait à rire et à plaisanter, mais cette sentence fit d'elle un objet de crainte et d'aversion. Tous les indigènes la fuyaient, et la vie lui devint à charge.

Nous fîmes pour elle tout ce qui était en notre pouvoir ; nous lui donnâmes des présents, nous l'invitâmes à venir nous voir, et nous l'avertîmes de ne pas boire la coupe empoisonnée. Nous fîmes promettre au chef de son village qu'on ne la lui présenterait pas. Nous obtînmes ainsi un délai, dont nous profitâmes pour causer de cette affaire avec Kapéui, le chef du pays, qui était son frère, et qui promit d'user de toute son influence en sa faveur.

Son fils était un chasseur habituellement très heureux. Pendant ce temps d'arrêt, il lui fut impossible d'aller chasser. Sa superstition fut la plus forte. En même temps, la mère était désireuse de rompre le charme qui paralysait son fils : elle était si sûre d'être innocente! Elle but le poison, et mourut. Et, si chèrement que sa liberté eût été achetée, le chasseur put maintenant retourner à la poursuite du gibier.

Quelle apparence, dirions-nous, y a-t-il que la mère de ce chef ait voulu la mort de la femme de son fils, et qu'elle ait « livré » son propre petit-fils à un léopard ? - Mais l'indigène ne se représente pas les probabilités comme nous. Selon lui, le double malheur qui frappe le chef à si court intervalle ne peut pas être fortuit. Déjà la mort de la jeune femme est suspecte. Le léopard qui a attaqué l'enfant n'est sûrement pas un animal ordinaire : c'est un léopard aux ordres d'un sorcier, ou animé par son esprit, ou un léopard-sorcier, c'est-à-dire uni au sorcier par une participation intime qui ne permet plus de les distinguer l'un de l'autre. En demandant que l'on recherche le sorcier, la mère du petit blessé ne fait qu'exprimer le sentiment général. Une épreuve a lieu : elle désigne la propre mère du chef. L'accusation ne paraît pas aussi invraisemblable que nous le penserions.

Dans ces sociétés, les soupçons se portent souvent d'abord sur l'entourage immédiat ou sur les proches de celui qui a été ensorcelé. Même improbable, l'accusation trouverait créance. Car l'ordalie est infaillible, et, d'autre part, la présence du principe malfaisant peut être ignorée de celui même en qui il habite. Dès ce moment, la malheureuse devient une sorte de pestiférée. On s'éloigne d'elle avec plus de frayeur que si elle répandait une maladie contagieuse. Son fils n'ose plus aller à la chasse, de crainte qu'il ne lui arrive malheur, du fait de sa mère, comme à sa femme, comme à son enfant. Il faut donc que l'ordalie soit pratiquée, et malgré les efforts du missionnaire, on y procède. Si l'accusée en était sortie indemne, on chercherait ailleurs le sorcier. Elle succombe.
C'est à la fois la preuve que les soupçons étaient fondés, et la fin de l'anxiété où vivait le village. L'ordalie a décelé et détruit le principe malfaisant. Elle a tué la femme du même coup, mais pouvait-il en être autrement ?
Lucien Lévy-Bruhl (1922), La mentalité primitive.