Réflexions
Voici mes sources d'inspiration

Il est une passion dont l'ardeur est terrible, une passion plus redoutable dans ce temps que dans tous les autres: c'est la vengeance.
Il ne peut être question de bonheur positif obtenu par elle, puisqu'elle ne doit sa naissance qu'à une grande douleur, qu'on croit adoucir en la faisant partager à celui qui l'a causée; mais il n'est personne qui, dans diverses circonstances de sa vie, n'ait ressenti l'impulsion de la vengeance.

Elle dérive immédiatement de la justice, quoique ses effets y soient souvent si contraires. Faire aux autres le mal qu'ils vous ont fait, se présente d'abord comme une maxime équitable; mais ce qu'il y a de naturel dans cette passion ne rend ses conséquences ni plus heureuses, ni moins coupables: c'est à combattre les mouvements involontaires qui entraînent vers un but condamnable que la raison est particulièrement destinée; car la réflexion est autant dans la nature que l'impulsion.

Il est certain d'abord qu'on soutient difficilement l'idée de savoir heureux l'objet qui vous a plongé dans le désespoir. Ce tableau vous poursuit, comme, par un mouvement contraire, l'imagination de la pitié offre la peinture des douleurs qu'elle excite à soulager. L'opposition de votre peine et de la félicité de votre ennemi produit dans le sang un véritable soulèvement.

Ce qu'on a le plus de peine aussi à supporter dans l'infortune, c'est l'absorbation, la fixation sur une seule idée; et tout ce qui porte la pensée au dehors de soi, tout ce qui excite à l'action trompe le malheur. Il semble qu'en agissant on va changer la situation de son âme; et le ressentiment, ou l'indignation contre le crime, étant d'abord ce qui est le plus apparent dans sa propre douleur, on croit, en satisfaisant ce mouvement, échapper à tout ce qui doit le suivre; mais en observant un coeur généreux et sensible, on découvre qu'on serait plus malheureux encore après s'être vengé qu'auparavant. L'occupation où l'on est de son ressentiment, l'effort qu'on fait sur soi pour le combattre, remplit la pensée de diverses manières; après s'être vengé, l'on reste seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance.
Vous rendez à votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d'égalité avec vous; vous le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez rapproché par l'action même de punir; si l'effort que vous tenteriez pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l'avantage qu'on prend toujours sur les volontés impuissantes, quels qu'en soient la nature et l'objet.

Tous les genres d'égarement sont excusables dans les véritables douleurs; mais ce qui démontre cependant combien la vengeance tient à des mouvements condamnables, c'est qu'il est beaucoup plus rare de se venger par sensibilité que par esprit de parti, ou par amour-propre.
Germaine de Staël-Holstein (1796)